Une brève histoire des métaphores éducatives (et de nos angoisses d’adultes)
« Il faut tout un village pour élever un enfant », dit le proverbe africain. Certes. Encore faudrait-il savoir ce que ce village a comme projet pour l’enfant.
Car depuis que l’enfant existe – c’est-à-dire, dans la tête des adultes –, nous avons rivalisé d’imagination pour le définir, le contenir, le redresser, l’améliorer, ou tout simplement le faire taire. À travers les âges, une galerie de métaphores éducatives plus ou moins inspirées nous a permis de justifier les pires absurdités, toujours pour son bien, évidemment : argile à façonner, sauvage à dompter, pécheur à remettre dans le droit chemin. Chacune dit quelque chose de notre époque — et surtout, de nos peurs.
L’enfant, cet animal sauvage qu’il faut dresser

Il fut un temps où l’on ne s’embarrassait guère de périphrases. L’enfant ? Un petit barbare, un loup pour lui-même, un danger pour la société s’il n’était pas corrigé. Le mot dit tout : l’éducation comme correction, redressement, domptage. Comme on apprend au chien à ne pas sauter sur les gens, on apprenait à l’enfant à ne pas penser tout haut. Et à ne surtout pas remettre l’adulte en question.
Jean-Baptiste de La Salle, fondateur des écoles chrétiennes – et de l’école tout court dans sa forme actuelle-, écrivait au XVIIe siècle : « Les enfants sont enclins au mal dès leur naissance, il faut donc leur inspirer la crainte de Dieu dès le berceau. »
Un doux parfum d’Inquisition dans la layette.
Traduction contemporaine :
- « Il faut bien leur imposer des limites ! »
- « Si on ne les cadre pas tout de suite, ils deviennent ingérables. »
- « Laisse la pleurer ou elle va te manipuler ! »
L’enfant-pêcheur à remettre dans le droit chemin
Autre image glaçante : celle de l’enfant égaré, pêcheur malgré lui – et voué aux flammes de l’enfer si on ne lui vient pas en l’aide. Il faut donc le remettre sur le bon chemin. Droit, étroit, balisé, balisé, balisé.
Cette vision hérite directement de Saint Augustin et de l’idée de péché originel : l’enfant, fruit d’une humanité corrompue, doit être sauvé à tout prix, sauvé malgré lui. Par l’obéissance; Par la discipline; Par la souffrance parfois, soyons francs.
Freud, au tournant du XXᵉ siècle, a donné une version laïcisée de cette même méfiance envers l’enfant. En plaçant le « ça » — ce réservoir pulsionnel inconscient — au cœur de la psyché, il a décrit l’enfant comme un être dominé par ses instincts, ses désirs, ses pulsions sexuelles et agressives, que la civilisation doit dompter pour permettre la vie en société. La psychanalyse freudienne a donc, malgré son immense apport, conforté l’idée que l’éducation devait « civiliser » l’enfant, c’est-à-dire réprimer en lui la part sauvage et instinctive. Une version moderne, savante, du vieux récit du péché originel.
Montesquieu ironisait déjà au XVIIIe siècle : « On commence par enseigner aux enfants des choses qu’ils n’entendent point, et on finit par leur faire croire qu’ils les entendent. » Derrière cette ironie perce la critique d’une pédagogie héritée du religieux : on n’éveille pas l’enfant à la compréhension, on l’accoutume à la soumission. On ne l’invite pas à penser, on l’entraîne à croire.
L’enfant-page blanche (tabula rasa)
La philosophie empiriste, portée par John Locke, a ensuite vu l’enfant comme une table rase. L’adulte y grave, à la plume (ou à la trique), les savoirs et les valeurs. C’est l’âge d’or de l’instruction frontale et de l’enfant passif.
Mais une page blanche, c’est pratique : on peut écrire ce qu’on veut. Même l’histoire qu’on aimerait qu’il vive à notre place. (Bonjour les projections parentales…)
Traduction contemporaine :
- « Je veux qu’il ait toutes les chances, pas comme moi. »
- « Il faut qu’il parle anglais couramment à 4 ans, c’est l’avenir. »
L’enfant-vase à remplir
Version plus poétique, mais tout aussi contrôlante : l’enfant est un récipient vide, qu’il faut remplir de connaissances, d’informations, voire de valeurs universelles (celles des manuels de morale du XIXe siècle). Peu importe si le vase déborde, ou si le liquide versé n’a aucun rapport avec son contenu intérieur.
Pour le pédagogue Neil Postman : « Les enfants entrent à l’école pleins de questions et de curiosité, et après quelques années, ils n’en ont plus. » (Neil Postman, Teaching as a Subversive Activity (1969, p. 40, trad. libre))
L’enfant-source ou l’enfant-graine : le miracle du développement spontané

Heureusement, certains esprits libres, comme Rousseau, ont commencé à percevoir l’enfant autrement. Dans Émile ou De l’éducation (1762), il propose que l’enfant soit guidé par sa curiosité naturelle. Une révolution.
Et voilà que l’enfant devient un sujet, un être doté de sa propre énergie intérieure.
Maria Montessori, plus tard, ira encore plus loin : « L’enfant n’est pas un vase que l’on remplit mais une source que l’on laisse jaillir. »
Elle ouvre ainsi la voie, selon moi, à la métaphore la plus subversive — car elle ôte définitivement aux adultes le pouvoir de créer l’enfant de toutes pièces — celle de la graine. On passe de l’ingénierie éducative au jardinage attentif.
Peter Gray, dans Libre pour apprendre, élabore magnifiquement sur cette idée que l’éducation n’est pas quelque chose que l’on fait aux enfants. C’est quelque chose qu’ils font pour eux-mêmes, avec notre soutien.
Et comme toute graine, l’enfant contient en lui-même son propre plan de développement. Notre rôle n’est pas de le tirer vers le haut comme une carotte trop pressée, mais de lui offrir un sol fertile, de l’eau, de la lumière, du temps… et la paix.
Conclusion : de la métaphore à l’action
Nous avons dressé, redirigé, rempli, corrigé, sauvé nos enfants. Parfois en les aimant sincèrement. Parfois en les craignant. Toujours en projetant sur eux nos espoirs de réparer le monde, ou au moins nos vies.
Et si, enfin, nous décidions d’écouter ce qu’ils ont à dire ? De les accompagner plutôt que les modeler ? De les considérer comme des êtres humains en devenir, ni dieux ni bêtes, mais des artistes de leur propre croissance ?
Car l’enfant n’est ni un vase, ni un pêcheur par nature, ni un projet. Il est une personne.
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